LES EXTRÊMES-ORIENTALISTES
En peinture, l’orientalisme fut un mouvement puissant mais force est de constater que cette école picturale a accompagné l’expansion européenne des XIXe et XXe siècles et s’est donc en priorité consacrée aux pays où s’installaient les puissances colonisatrices, au premier chef la France et le Royaume-Uni : l’Afrique du Nord, l’Égypte, les pays du Levant et à une moindre échelle l’Inde ont donc été les lieux privilégiés de ce nouvel intérêt qui fut, somme toute, l’arrivée de la peinture européenne sur des rivages nouveaux et vierges.
L’Extrême-orientalisme naît d’une démarche différente. Certes, le goût de la découverte et des voyages est un ressort commun mais les artistes européens qui débarquent dans la lointaine Asie au début du XXe siècle sont d’abord à la recherche de cultures et de peintures différentes des leurs, qui se sont exprimées depuis des siècles dans des pays de vieilles civilisations et qu’il convient de comprendre et d’apprécier dans un esprit d’ouverture et de respect.
Des précurseurs, mus d’abord par la curiosité, découvrent le Japon et s’y installent dans les premières décennies qui suivent l’ouverture forcée du pays en 1853 par les escadres américaines du Commodore Perry : ainsi, le britannique Charles Wirgman, entre 1860 et 1890, et le français Georges Bigot, entre 1880 et 1900, sont des illustrateurs qui introduisent la société japonaise en Europe, souvent sous forme de caricatures pertinentes. Le peintre Félix Régamey qui accompagne Emile Guimet dans ses expéditions asiatiques est lui aussi un pionnier influent. Enfin, tous les artistes occidentaux qui découvrent alors le japonisme, et notamment les impressionnistes, seront, eux aussi, les parrains des jeunes peintres qui tournent leur regard vers l’Asie à la fin du XIXe siècle.
Le chef de filat du mouvement extrême-orientaliste est anglo-saxon, les États-Unis et le Royaume-Uni entretenant alors des relations plus étroites avec cette région que les autres pays d’Europe. (Le cas de la France et de l’Indochine est particulier : la démarche s’apparente plus à celle de l’orientalisme, et ne fait donc pas partie de cette étude, sauf exception). Ces artistes font le choix au début du XXe siècle de résider sur place - principalement au Japon mais aussi en Chine et en Corée - pour observer ces mondes nouveaux et apprendre à les représenter. C’est l’américaine Helen Hyde qui ouvre le bal en 1899 au Japon et elle est suivie, dans les premières décennies du siècle, par ses compatriotes Lilian Miller, Bertha Lum, Charles Bartlett, Cyrus Baldridge, Charles Pepper, par les britanniques Elizabeth Keith, Katharine Jowett, Pieter Brown, Thomas Handforth, les Français Paul Jacoulet, Noël Nouet, Alexandre Iacovleff, Léa Lafugie, Antoinette Boullard-Devé, les Allemands Emil Orlik, Fritz Capelari et Willy Seiler. Il convient d’ajouter à cette liste quelques artistes qui n’ont pas quitté leur terre natale mais qui se sont consacrés à peindre l’Extrême-Orient depuis leur atelier comme Elyse Lord, Dorsey Tyson ou John Winkler. Tous s’adonnent au départ à la peinture sur toile ou plus souvent à l’aquarelle ou au dessin mais très vite, la découverte des estampes et des techniques de la gravure sur bois oriente la majorité d’entre eux vers ce mode de création.
D’origine chinoise, la gravure sur bois s’est développée au Japon à partir du XVIIe siècle et a connu sa période de gloire entre 1780 et 1850 avec notamment Kiyonaga, Utamaro, Sharaku, Hiroshige et Hokusai. Cette école des « images du monde flottant », l’Ukiyo-e, est celle de la pacification et de la prospérité d’un pays embourgeoisé qui prend plaisir à s’entourer d’estampes représentant des paysages célèbres, de belles courtisanes, les acteurs du théâtre Kabuki, les créatures légendaires ou, plus discrètement, des scènes érotiques (les shunga). Tout un monde vit de cette pratique artistique car, autour du peintre créateur, se regroupent ceux qui « fabriquent » et introduisent l’œuvre dans le public en la gravant et en l’imprimant.
La situation change dans la seconde moitié du XIXe siècle : l’ouverture forcée du pays à partir de 1853 provoque un déséquilibre politique et social mais aussi une modernisation accélérée dans tous les domaines, et dans notre champ pictural, l’arrivée de techniques de reproduction modernes. C’est paradoxalement à cette période où l’Occident découvre avec stupeur et bonheur les estampes traditionnelles du « monde flottant » que celles-ci connaissent au Japon un net déclin avec une forte diminution de la production et la raréfaction des artistes et des artisans qui s’y consacrent. Nos premiers peintres qui débarquent ainsi au Japon au début du XXe siècle, forgés par le japonisme florissant alors en Occident, ont les plus grandes difficultés à s’introduire dans les milieux locaux où subsiste la tradition de l’Ukiyo-e (pendant son premier séjour, Bertha Lum aura ainsi la surprise de mettre des mois avant de découvrir un graveur sur bois…). Second paradoxe, cet intérêt occidental est une des explications de la renaissance de l’estampe traditionnelle à partir de 1910 avec le mouvement Shin Hanga, grâce notamment à quelques artistes exceptionnels comme Ito Shinsui, Kawase Hasui et Hiroshi Yoshida.
Les différentes étapes de la création de l’estampe - le dessin, la gravure, l’impression - obligent les artistes occidentaux à s’associer avec des Maîtres-artisans dont un éditeur est souvent le chef d’orchestre. Un homme, Watanabe Shozaburo (1885-1962), va jouer un rôle fondamental pour promouvoir ces quelques peintres venus d’un Occident lointain auprès des artistes et artisans japonais. Grâce à sa perspicacité pour repérer les talents, à son aide pour mobiliser les meilleurs artisans et à un sens des affaires confirmé, il est à l’origine du succès de plusieurs leaders du mouvement comme Elizabeth Keith, Bertha Lum, Charles Bartlett, Cyrus Baldridge, Pieter Brown ou Paul Jacoulet. D’autres noms doivent être mentionnés : Kobayashi Bunshichi qui aide Helen Hyde et Charles Pepper, le graveur Matsumoto et l’imprimeur Nishimura Kumakichi II qui enseignent leur savoir à Lilian Miller ou encore les graveurs Kazuo Yamagishi et Kentaro Maeda qui accompagnent avec constance Paul Jacoulet. Ces collaborations étroites expliquent également pourquoi ces artistes occidentaux ont été, très tôt, reconnus au Japon, et le sont encore aujourd’hui, à égalité avec les meilleurs représentants du mouvement Shin-Hanga (à noter que seule Lilian Miller rejoindra le courant minoritaire Sosaku Hanga dont les œuvres sont réalisées par un artiste unique, peintre, graveur et imprimeur).
La présence d’un grand nombre de femmes dans le mouvement de l’extrême-orientalisme est un élément fondamental. Il reflète une évolution générale de la société occidentale au début du XXe siècle. Le féminisme y est actif, particulièrement aux États-Unis et en Grande-Bretagne avec les « suffragettes ». Le rôle joué par les femmes pendant la première guerre mondiale leur permet d’acquérir le droit de vote dans certains pays.
La lutte ne se situe pas uniquement dans le domaine des droits civiques, elle s’étend à la création artistique. Déjà, l’impressionnisme avait accordé une place aux femmes comme Berthe Morisot, Marie Bracquemond, Mary Cassatt ou Lilla Cabott Perry mais elles restaient des exceptions et l’omniprésence masculine faisait barrage. L’intérêt qu’elles décident alors de porter à des peintures étrangères, elles même considérées en général comme « inférieures », leur confère plus de liberté pour échapper à une concurrence déloyale et se frayer un passage vers la reconnaissance. L’expatriation leur offre en outre la possibilité de s’évader d’un milieu dominant, et ce d’autant qu’une première « mondialisation » ouvre la voie aux voyages lointains. L’Afrique du Nord ou le Proche-Orient sont déjà balisés par les hommes. L’Extrême-Orient apparaît encore libre et riche de promesses : il est choisi. Partir seule au bout du monde, vivre à l’étranger, en adopter les us et coutumes, peindre différemment en acquérant les techniques locales, conquérir une autonomie financière et faire preuve en toutes circonstances d’une force de caractère peu commune sont les marques de ces femmes exceptionnelles, conquérant de haute lutte leur indépendance. Hommage soit rendu à Helen Hyde, Lilian Miller, Bertha Lum, Elizabeth Keith, Antoinette Boullard-Devé, Alix Aymé, Katharine Jowett, Léa Lafugie, Elyse Lord, Anna Hotchkiss, Mary Mullikin, Simone Gouze, Geneviève Couteau, Renée Jullien, Esther Hunt et d’autres encore.
Pour plusieurs d’entre-elles, Helen Hyde, Lilian Miller, Elizabeth Keith, cette indépendance va de pair avec un célibat délibérément choisi qu’accompagnent parfois des amitiés féminines discrètes ou affirmées. Il est à noter aussi que lorsqu’elles se marient, c’est parfois, comme Katharine Jowett ou Elyse Lord, avec des Révérends de l’église anglicane ou, comme Bertha Lum et Léa Lafugie, avec des maris plus âgés qui leur assurent sécurité et indépendance.
Ces artistes apportent à leur peinture toute leur féminité : les portraits de femmes, d’enfants et les scènes les mettant en valeur sont nombreux, notamment chez Helen Hyde, mais elle confère surtout à l’ensemble du mouvement une approche empathique, pour les hommes comme pour les femmes, une tendresse dans les contours, une richesse dans les couleurs, une douceur dans les teintes choisies et un profond respect pour les personnages : cette féminité devient chez les hommes une profonde sensibilité. Pour tous, la richesse d’une humanité diverse est un credo.
Aller à la rencontre d’un monde « Autre » exige d’entreprendre de longs voyages : les traversées durent des mois et on n’hésite pas à faire escale pendant des semaines ou des mois dans des ports mythiques, de Ceylan à Saigon, de Calcutta à Djakarta, avant d’atteindre Shanghai ou Yokohama ; on s’installe et on déménage souvent, en ne s’encombrant que du matériel nécessaire à la peinture et à la gravure ; on voyage sans cesse, toujours à l'affût de nouvelles découvertes, et les années passent ; on retourne en Occident quelques mois pour y exposer et garder contact avec les grandes galeries et on revient très vite reprendre l’œuvre entreprise. Pour certains, la pérégrination et la découverte sont, en soi, sources premières d’inspiration : on pense à Alexandre Iacovleff, à Léa Lafugie, à Anna Hotchkis, à Mary Mullikin qui, cahier de dessin à la main, arpentent des contrées lointaines et dangereuses, à pied ou à cheval, logeant pendant des mois chez l’habitant ou chez des missionnaires perdus dans leur solitude. Pour d’autres, le départ vers l’Orient sera sans retour : ainsi, Charles Bartlett qui quitte l’Europe en 1916 pour Colombo et qui dérive pendant 24 ans vers l’Est pour venir mourir à Hawaï ; ou encore Paul Jacoulet qui arrive au Japon à l’âge de trois ans et qu’il ne quittera plus.
Car ces peintres de l’Extrême-orientalisme accompagnent aussi l’ouverture idéologique de l’Occident à des cultures et des civilisations qui ne sont pas les leurs. Leur démarche, comme celles du japonisme artistique ou de la sinologie universitaire qui fleurissent au tournant du siècle, n’est pas la marque de l’impérialisme triomphant de l’époque mais au contraire la reconnaissance de la diversité du monde. Les œuvres de nos peintres s’inspirent ainsi souvent directement de légendes locales comme chez Bertha Lum ou de la peinture chinoise la plus classique chez Elyse Lord.
Avec une conscience aiguë des réalités et un regret palpable, ils décrivent aussi des mondes et des cultures en voie de disparition. L’œuvre de Paul Jacoulet en est profondément marquée quand il peint les indigènes tatoués des îles du Pacifique, les coréens merveilleusement chapeautés mais tristement colonisés ou les princesses mandchoues en voie de disparition. Les portraits peints par Alexandre Iacovleff révèlent eux aussi des hommes et des femmes héritiers d’un monde millénaire qui s’achève.
Les artistes de l’extrême-orientalisme ont beau avoir tenté de sortir de leur monde d’origine et d’atteindre « l’Autre », ils ont été rattrapés par les soubresauts de l’Histoire qui déchirent alors l’Occident et l’Asie : l’inquiétude devant la montée du pangermanisme au début du siècle avait déjà contraint Elyse Lord ou John Winkler à angliciser leur nom ; Cyrus Baldridge est un vaillant soldat de la meurtrière guerre 14-18 alors qu’au même moment Charles Bartlett décide de quitter définitivement l’Europe en ruines ; Alexandre Iacovleff fuit la révolution bolchévique pour se réfugier à Paris ; Katharine Jowett, Léa Lafugie, Paul Jacoulet, Noël Nouet sont emprisonnés par la soldatesque Japonaise, Bertha Lum par les communistes chinois.
Le cas le plus poignant est celui de Lilian Miller. Toute sa vie, elle a tenté de faire cette synthèse magique entre l’Orient et l’Occident : au premier chef dans son œuvre où sa passion pour le Japon et la Corée se mêle à sa force de création personnelle (elle est la seule à réaliser elle-même les trois métiers de l’estampe : le dessin, la gravure et l’impression) ; mais aussi dans son existence même quand elle adopte complètement le mode de vie japonais, assumant une ambivalence constitutive de son être. Son rêve s’écroule en décembre 1941 lors de l’attaque japonaise de Pearl Harbor et elle termine sa vie, deux ans plus tard, malade mais engagée au sein de l’US Navy pour la défense de sa patrie.
Tous sont victimes de la seconde guerre mondiale et de ses conséquences. L’Europe se déchire comme jamais, le nombre des victimes et les destructions sont considérables, vainqueurs et vaincus mettent des décennies à se remettre du chaos. Il devient difficile de penser à l’art, encore plus quand il est lointain ; la chute de l’Empire nippon, les conflits en Chine et la fermeture du pays en 1949, la guerre civile en Corée et la scission de cette malheureuse Nation génèrent un net recul de l’intérêt artistique pour le continent asiatique qui avait suscité tant de rêves. La plupart des artistes encore vivants de l’Extrême-orientalisme plient bagages, au propre comme au figuré : ils rentrent dans leur pays d’origine et changent de sujets d’inspiration comme Baldridge réfugié au Nouveau Mexique, Handforth en Californie, Hotchkis revenue dans son Écosse natale, Jowett au Devon, Lafugie à Paris. Pieter Brown change même complètement d’identité et ne peint plus que de tristes natures mortes.
Seuls Paul Jacoulet, Noël Nouet et Willy Seiler feront le choix de rester au Japon au lendemain de la guerre et poursuivront leur œuvre pendant une quinzaine d’années avec, pour le premier, une qualité de création exceptionnelle, égale à celle qu’il avait avant le cataclysme mondial. Il est vrai que, depuis de longues décennies, il était devenu japonais…
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Ce site a pour vocation de mieux faire connaître le mouvement extrême-orientaliste. Pendant une cinquantaine d’années, il a été porté par un groupe d’hommes et de femmes qui souhaitaient élargir leur connaissance du monde et qui ont choisi l’Asie comme terrain d’étude puis d’expression artistique, non pas par soif d’exotisme, même si celui-ci accompagne parfois la découverte, mais parce qu’ils y trouvaient une autre civilisation et de riches cultures forgées par une histoire millénaire.
Cette découverte de la diversité, de l’existence d’un autre monde que le sien, est un long processus toujours inachevé. L’Occident n’avait aucune connaissance de l’Extrême-Orient avant le XIIIe siècle quand les premiers missionnaires comme Guillaume de Rubrouck ou les premiers marchands comme les Polo de Venise l’ont « découvert ». Les galions portugais ou espagnols, bataves ou britanniques, les Jésuites italiens, allemands, belges et français, les philosophes des Lumières ont fait connaître peu à peu cette face si longtemps cachée de la terre. Si l’Occident a cherché au XIXe à la conquérir sans y parvenir (et le Japon à la dominer), dans le même temps, beaucoup d’intellectuels, écrivains comme Victor Segalen ou Pearl Buck, archéologues comme Aurel Stein ou Édouard Chavannes, artistes comme les impressionnistes, photographes comme Jules Itier, Felice Beato ou John Thomson, sinologues comme Henri Maspero, Marcel Granet ou Paul Pelliot ont poursuivi le travail séculaire de connaissance et de reconnaissance. Notre mouvement extrême-orientaliste s’inscrit dans cet effort de compréhension d’un monde multipolaire enrichi par ses différences. Il nous offre en plus la beauté et la simplicité de gravures, dessins et peintures désormais immortels.
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Les principaux peintres du mouvement sont présentés dans le menu de ce site par ordre alphabétique. Pour chacun d’eux, une présentation biographique permet de situer l’artiste, une bibliographie s’y ajoute quand c’est possible et viennent ensuite les photos des œuvres faisant partie de ma collection personnelle.
L’outil informatique permet aujourd’hui d’approfondir la connaissance que nous avons de ces hommes et femmes d’exception. Je souligne cependant avec reconnaissance l’immense intérêt que représente la consultation du site de Darrel C. Karl : http://easternimp.blogspot.com/.
On pourra aussi consulter avec intérêt les sites de certaines galeries d’Art comme : Campbell-Fine-Art.com ; Annexgalleries.com ; Castlefinearts.com ; Scholten-japanese-art.com/western-artists.php ; Hanga.com.