LÉA LAFUGIE (1890-1972)
Léa Lafugie a une place particulière dans le mouvement extrême-orientaliste : peintre-voyageur, elle a entrepris des expéditions dans des contrées asiatiques encore inconnues à son époque, à pied, à cheval ou en pirogue, faisant preuve d’un courage sans limites et d’un esprit d’aventures peu commun, avec pour seules armes ses crayons et ses pinceaux, ramenant une multitude de toiles, aquarelles et dessins, parfois des paysages mais plus souvent des portraits de personnages de toutes classes sociales, nous offrant une puissante œuvre artistique et une exceptionnelle enquête ethnographique que complètent deux ouvrages d’une grande qualité littéraire. Ce témoignage unique sur des contrées et des populations vivant alors hors du temps reste cependant aujourd’hui encore peu connu. Contemporaine de la grande exploratrice Alexandra David-Néel sans avoir acquis la notoriété de celle qui fut la première « Parisienne à Lhassa », d’Ella Maillart dont les succès de librairie durent encore aujourd’hui ou d’Alexandre Iacovleff, lui aussi célèbre peintre voyageur, elle mérite amplement de figurer parmi les grands artistes peignant l’Asie dans la première moitié du XXe siècle.
Née à Paris en 1890 dans une famille bourgeoise du 7ème arrondissement, elle bénéficie dans son enfance des conseils de son grand-père qui était dessinateur au Ministère de la Marine et s’engage dans des études artistiques, d’abord à l’École des Arts Décoratifs de Paris, puis à l’École des Beaux-Arts et à l’Académie Jullian. À ses débuts, elle s’exerce pendant une dizaine d’années dans les dessins de mode, des tableaux de nus, des gravures de coiffures sophistiquées et des portraits de jeunes femmes, affichant le nouveau féminisme des « années folles » d’après-guerre, dans le style de Suzanne Valadon, de Paul-César Heleu ou de Louis Icart.
C’est pourtant une toute autre trajectoire que Léa Lafugie choisit de suivre en 1925, rompant brutalement avec la mode du temps et son espace européen. Dotée d’une forte personnalité, d’une volonté d’indépendance affirmée, d’une curiosité pour les cultures lointaines et d’un goût pour les grands voyages, Léa Lafugie s’engage dans une vie d’aventures que peu de femmes à son époque osent mener et dans une création artistique dont les frontières seront sans cesse repoussées. Comme la plupart des orientalistes de l’époque, c’est d’abord vers l’Afrique du Nord qu’elle tourne ses regards lors d’un séjour de trois mois en 1924 pendant lequel elle produit des œuvres qui sont exposées à Tunis. Mais le grand départ s’effectue en mars 1925 et la direction est cette fois-ci l’Asie. Le voyage va durer cinq ans, avec une multitude d’arrêts et de pays visités, faisant d’elle la peintre-exploratrice la plus extravagante du XXe siècle.
Ceylan, les Indes, le Tibet, la Birmanie, le Cambodge, le Laos, le Vietnam, l’Indonésie, la Chine, le Japon seront ses étapes, toujours de plusieurs mois. Elle réussit à alterner de longues périodes d’exploration solitaire dans des territoires où aucun européen n’a pénétré et des séjours luxueux dans les familles aristocratiques locales où les milieux diplomatiques occidentaux, avec pour « politique » de se faire accepter partout en offrant leur portrait à ses hôtes saisis de curiosité et enchantés par son talent artistique comme par son ouverture d’esprit et son intelligence des situations.
Son objectif principal est le Tibet, à l’époque terra incognita véhiculant tous les attraits d’un monde si différent, sans qu’elle sache qu’au même moment une autre française, Alexandra David-Néel, partage le même but. Sa première expédition a lieu en 1926 à partir de Lahore et lui permet de parcourir le Cachemire avant d’atteindre le Ladakh où elle séjourne plusieurs semaines dans des monastères tibétains perdus en haute altitude. Ses hôtes n’ont jamais reçu la visite d’Européens, encore moins d’une femme - même si elle se vêt souvent comme un homme – mais à l’hospitalité traditionnelle qu’ils lui témoignent s’ajoute le plaisir jusqu’alors inconnu de découvrir leur portrait réalisé devant eux en quelques heures. Un an plus tard, elle repart cette fois-ci de Darjeeling, à cheval et accompagnée de dix porteurs, traverse le Sikkim, pénètre au Tibet et atteint Gyantsé, à 4.000 m d’altitude, après un trajet de 1800 km. De retour au Bengale, elle organise en décembre 1927 une exposition à l’École des Beaux-Arts de Calcutta où elle présente 280 œuvres, fruits de ces voyages, qui assoit sa réputation, déjà grande, dans l’Empire britannique. Elle tente une troisième expédition, quelques années plus tard, en 1931, depuis Shimla, capitale d’été des Indes britanniques, remonte le cours de l’Indus, pénètre à nouveau au Tibet par le lac Pangong, descend le cours supérieur de l’Indus, traverse à nouveau le Ladakh et revient par Srinagar : parcourant à nouveau 2000 km à pied, franchissant des cols à plus de 5.000 m par un froid glacial, elle avoua que ce fut le voyage le plus périlleux qu’elle entreprit ! Toutes les toiles et les aquarelles qui nous sont parvenues sont à la fois un festival de couleurs « fauves » et une exigence de montrer la réalité crue des personnages et des lieux hors du commun qu’elle rencontre : aucun peintre occidental n’est parvenu à saisir comme elle le Tibet.
L’intrépide exploratrice offre un tout autre visage aux classes supérieures de l’Empire des Indes ou d’Indochine qui l’accueillent. Elle n’est pas seulement l’artiste talentueuse qui vient de France et qui accepte de faire le portrait de ses hôtes. Elle est également une femme de la bonne bourgeoisie parisienne, riche d’une solide culture, parlant couramment l’anglais, férue de l’histoire et des civilisations locales, dotée d’une personnalité exceptionnelle qui s’ajoute à une féminité affirmée, offrant toutes les qualités requises pour briller tant auprès des diplomates que des Maharajas.
De 1925 à la fin de 1927, quand elle n’est pas au Tibet, Léa Lafugie parcourt les Indes britanniques : son premier séjour est à Ceylan de mars à décembre 1925, puis à Calcutta, Bénarès, Dehli, Bombay, Amristar, Agra, Jodpur, accueillie partout par les cours princières, portraiturant et organisant ses expositions. Elle rencontre et peint également l’écrivain Rabindranath Tagore et Mahatma Gandhi. Elle commence l’année 1928 en Birmanie, puis séjourne au Siam où elle fait la connaissance de celui qui deviendra quelques années plus tard son mari, André Decamps, au Cambodge où elle dessine les temples d’Angkor et fait le portrait du Roi Sisowath Monivong, au Laos où elle rencontre Alix Aymé, artiste française en charge de la décoration du Palais du Roi dont Léa Lafugie dresse le portrait, en Indochine où elle se lie d’amitié à Hué avec le peintre Marie-Antoinette Boullard-Devé qui l’accompagne à Hanoi, d’où elle prend le chemin de fer construit en 1910 qui la mène au Yunnan à Kunming, rejoint ensuite Hong Kong et finit l’année à Shanghai !!!
Les premiers mois de 1929 sont passés en Chine, d’abord à Hangzhou où elle rencontre le peintre français André Claudot (1892-1982) alors professeur à l’Académie locale des Beaux-Arts, puis à Pékin et enfin à Nankin où elle assiste, en juin, aux cérémonies de l’inhumation du cercueil de Sun Yat Sen au Mausolée de la Montagne de Pourpre (elle relate cet événement dans L’Illustration du 29 juin 1929). À la demande de sa veuve, Song Qinglin, elle réalise un portrait posthume du célèbre créateur de la République chinoise. De septembre à décembre, elle visite le Japon et a l’exceptionnel privilège de réaliser les portraits de l’empereur Hiro Hito et de l’impératice Kojun. Enfin, en janvier 1930, elle décide de prendre le chemin du retour vers la France, passant par Honolulu, Tahiti, San Francisco, New York pour arriver à Paris en avril.
Elle ne passe que quelques mois en France à y exposer ses œuvres et à faire des conférences et repart dès septembre 1930 pour les Indes Néerlandaises. Elle concilie à nouveau des séjours en échange de portraits chez de puissants sultans javanais, au milieu de tribus Dayaks de Bornéo, puis aux Célèbes et à Bali. Elle rejoint au printemps 1931 les Indes Britanniques pour effectuer la troisième expédition au Tibet mentionnée plus haut et à son retour décide de rentrer en France par l’Iran, l’Irak, la Syrie, et le Liban pour être à Paris en juillet 1932 !
Léa Lafugie se marie en octobre 1932 - elle a déjà 42 ans – avec André Decamps qui lui offrira toute sa vie à la fois le soutien et le respect de son indépendance (comme le fit le mari d’Alexandra David-Néel) et notamment son insatiable goût des voyages. Le couple s’installe au nord de la Thaïlande à Chiang Rai (André Decamps y dirige une société d’exploitation de teck), ce qui va permettre à Léa Lafugie de continuer à rayonner pendant une dizaine d’années dans toute l’Asie du sud-est, poursuivant son œuvre et exposant à Saigon, Hanoi, Singapour et Bangkok. Après Pearl Harbor, ils sont contraints de s’installer en Indochine mais sont emprisonnés en mars 1945 quand le pays est occupé par les troupes nippones et ne sont rapatriés en France qu’en mai 1946.
Une vie plus calme s’ouvre alors pour Léa Lafugie. A part un séjour de 1951 à 1955 à Colombo où André Decamps assure une mission pour les Nations Unies et un rapide séjour à Bali en 1964, les années d’après-guerre sont consacrées à de nombreuses conférences et expositions, y compris en 1948 à Washington et à New York, et à la rédaction de deux ouvrages sur les expéditions au Tibet. Le premier, Au Tibet, parait en 1950 avec une préface d’Alexandra David-Néel et le second, Le Tibet, terre des Bouddha vivants en 1963 : outre les récits captivants, tous deux regorgent de dessins et de reproductions de peintures et on y découvre que Léa Lafugie fut aussi un photographe de grand talent. Elle décède en juin 1972.
On ne peut qu’être admiratif de la femme et de l’artiste, pour le courage manifesté à de multiples reprises au cours de ses pérégrinations, pour la capacité de s’intégrer dans les milieux les plus huppés comme les plus misérables et pour l’esprit d’organisation que de tels voyages exigent, avec pour constance une volonté et une capacité à peindre et à dessiner dans toutes les circonstances. Le nombre d’œuvres produites a été considérable, la plupart, offertes sur place, ont disparu et les quelques centaines qui furent ramenées en France ont été dispersées et ne réapparaissent qu’occasionnellement. La notoriété de Léa Lafugie en a souffert et ce n’est qu’en 2012 que certaines de ses œuvres ont été présentées au Musée Cernushi à Paris (« Du Fleuve Rouge au Mékong »). Une grande exposition de ses œuvres a également été organisée à Djakarta en 2016, 85 ans après son séjour en Indonésie.
Bibliographie :
- Au Tibet, par Léa Lafugie, J.Susse, Paris, 1950
- Le Tibet, terre des Bouddha vivants, par Léa Lafugie, société continentale d’éditions modernes illustrées, Paris, 1963
- Léa Lafugie, art et aventure, par Didier Hamel et Sandrine Dapsens, Hexart Publishing, Jakarta, 2016