LILIAN MAY MILLER (1895-1943)
Lilian May Miller, fille de diplomate américain, née au Japon où elle passa la majeure partie de sa vie, fut à la fois occidentale et extrême-orientale, liant les deux cultures. Elle se faisait appelée « Jack » et se prenait souvent pour un garçon, à la recherche ici aussi d’une double identité. Cette personnalité complexe et surtout la maîtrise dont elle fait preuve dans son art font d’elle une des personnalités les plus riches de l’école extrême-orientaliste.
Son père vient d’être nommé à l’Ambassade des États-Unis à Tokyo quand elle y naît en 1895. Il y reste en poste pendant 15 ans, devenant un des meilleurs spécialistes de l’empire nippon. Lilian Miller y passe donc toute son enfance et cultive une réelle intimité avec la culture japonaise comme, à la même époque, Paul Jacoulet. Elle aborde la peinture dès l’âge de 9 ans en suivant les cours de Kano Tomonubu (1843-1912) qu’avaient fréquenté avant elle ses ainés Charles Wirgam, Emil Orlik et Ernest Fenollosa. En 1907, elle prend pour maître le spécialiste des représentations historiques Shimada Bokusen (1867-1941) qui l’aide à exposer pour la première fois. Elle fait également assez vite la connaissance d’Helen Hyde, sans doute à Nikko où toutes deux passent les étés. Elles resteront amies. Elle doit cependant quitter Tokyo à la suite de la nomination de son père à Washington.
En 1913, elle s’inscrit au Vassar College, prestigieuse université d’arts près de New York. Elle s’y lie avec la poétesse Edna Saint Vincent Millay, très libre de mœurs pour son époque et dont la bisexualité a dû l’impressionner. Etudes terminées, elle rejoint en 1918 son père à Séoul où il est consul général et y passe presque une année à découvrir la culture coréenne qui va jouer un rôle important dans son œuvre. Mais c’est au Japon qu’elle finit par s’installer.
Très vite, elle noue des contacts avec les artistes qui relancent alors le mouvement Shin-Hanga de la gravure sur bois et notamment le graveur Matsumoto et l’imprimeur Nishima Kumakichi II (celui-ci avait déjà travaillé avec Bertha Lum et il est donc très probable que les deux femmes se soient rencontrées). Elle apprend vite et se fait apprécier par les maîtres de l’Ukiyo-e de l’époque, étonnés par les talents précoces de cette jeune occidentale parlant et vivant à la japonaise. Son succès est aussi commercial car elle produit alors par centaines des cartes de vœux dont les sujets sont surtout coréens et qui se vendent aussi bien en Asie qu’aux Etats-Unis qui découvrent cette américaine qui leur présente une Asie humaine, loin de certaines caricatures. Beaucoup de ses sujets sont des portraits de femmes, d’enfants ou de vieillards, rejoignant ainsi l’approche féminine d’Helen Hyde. Mais elle crée également déjà de merveilleuses estampes qui annoncent une œuvre majeure.
Ce succès est brutalement rompu par le séisme qui frappe Tokyo en 1923. Elle est indemne mais perd sa maison et toutes les œuvres qui y étaient entreposées, blocs de bois comme gravures. Profondément affectée et sérieusement malade, elle se réfugie pendant 3 ans chez ses parents à Séoul, reprenant lentement ses créations. C’est par la publication en 1927 d’un ouvrage de poésie qu’elle réapparaît au Japon, Grass blades from a cinnamon garden, magnifiquement illustré. Elle prend également la décision de produire désormais seule ses gravures sur bois, assumant toutes les étapes, dessin ou aquarelle initiale, taille des blocs, gravure et impression. Elle est la seule artiste occidentale à faire ce choix, les autres, à l’image d’ailleurs de la majorité des artistes japonais, préférant confier la gravure et l’imprimerie à de célèbres artisans locaux qui les aidaient aussi à commercialiser leurs œuvres. En 2 ans, elle parvient seule à créer une trentaine d’estampes qui sont alors la plus belle réussite du dialogue qu’elle souhaitait entre l’Occident et l’Orient.
Forte de cette création exceptionnelle, elle décide en 1930 de faire une vaste tournée aux Etats-Unis pour mieux se faire connaître. Boston, Washington, Philadelphie, Chicago, New York, Kansas City, Denver, Pasadena, partout elle reçoit un accueil chaleureux. Artiste à la mode, elle vend ses œuvres à la haute société, notamment à l’épouse du Président Herbert Hoover et à Abby Aldrich, épouse du richissime John D. Rockefeller Jr. Mais elle se lie aussi avec les féministes américaines de l’époque, et surtout avec l’influente galeriste Grace Nicholson qui sera pendant plusieurs années une amie passionnée… mais lointaine.
Car malgré cette affection réciproque, fin 1930, Lilian Miller retourne au Japon et va y passer un dernier séjour de 5 ans, « sans domicile fixe », passant de Tokyo, à Kyoto, Nikko, ou Kamakura. Sa production demeure intense et s’oriente vers la représentation de somptueux paysages, épurés, de couleurs chaudes, où le bleu profond des nuits s’allie au jaune couchant du soleil ou à la brillance lunaire, et où les piliers des temples et les troncs d’arbres centenaires rivalisent d’audace vers des cieux crépusculaires. Elle est désormais reconnue par les meilleurs artistes japonais comme l’une des leurs et la communauté diplomatique au Japon acquiert ses créations avec enthousiasme. Son biculturalisme affiché est comparé alors à ceux du peintre Léonard Foujita qui remporte alors un grand succès en Europe et du sculpteur Isamu Nogushi célébré aux États-Unis.
La vie de Lilian Miller bascule en 1935 : elle est opérée pour une grave tumeur cancéreuse qui l’affaiblit durablement. Et en février 1936 éclate à Tokyo une tentative sanglante de coup d’état par une partie de l’armée impériale. Miller ne reconnait plus « son Japon » dans la dérive nationaliste croissante qui l’affecte et décide de rompre avec son pays d’adoption. Accompagnée de sa mère, elle s’installe à Hawaï et y trouve pendant 2 ans un havre de paix. Mais elle doit abandonner la gravure sur bois, technique devenue trop lourde pour elle et elle se consacre désormais à l’aquarelle, à la peinture à l’encre et à la lithographie. Les paysages comme les couleurs se font rares mais les encres de merveilleux bambous affichent toujours son orientalisme. Elle est rapidement adoptée par la communauté hawaïenne et reçoit le soutien de la riche famille Rice-Cook, comme, à la même époque, le peintre Charles W. Bartlett qu’elle a sûrement rencontré.
Mère et fille quittent Honolulu à la fin 1938 pour un retour cette fois-ci définitif aux États-Unis. Lilian Miller trouve encore dans les troncs massifs des cèdres et des séquoias de Californie le souvenir des paysages japonais qu’elle aimait tant mais les couleurs disparaissent peu à peu pour laisser la place à des natures mortes de teintes sombres. Son univers s’écroule irrémédiablement le 7 décembre 1941 avec l’attaque japonaise de Pearl Harbor. Elle vit l’événement comme une véritable trahison des idéaux qui ont structuré toute sa vie. La moitié japonaise d’elle-même a sombré avec la flotte américaine et son biculturalisme n’est désormais plus possible. Elle abandonne ses pinceaux et aurait même détruit toutes ses œuvres restantes sans l’intervention de ses amies. Pendant toute une année, elle se consacre corps et âme à sa patrie d’origine en s’engageant dans l’US Navy, chargée des services de traduction et de diffusion d’informations. Le cancer la rattrape et elle meurt le 11 janvier 1943. Elle n’avait que 47 ans.
Lilian May Miller est peut-être la personnalité la plus représentative de ce mouvement artistique complexe que fut l’extrême-orientalisme : une tentative de vivre une double identité culturelle pour trouver les ressources nécessaires à des créations qui allaient bien au-delà des origines de l’artiste. Elle a dû aussi vivre sa féminité, comme toutes les autres représentantes du mouvement, à une époque où il était difficile pour une femme de s’affirmer. Assumant sa posture de « garçon manqué », elle ne s’est jamais mariée, n’a pas eu d’enfants et a privilégié les amitiés féminines. Elle a sans cesse recherché une pleine indépendance, artistique comme financière, et elle est un cas unique de maîtrise par un artiste occidental de toutes les étapes de la gravure sur bois. Parvenue de son vivant à être reconnue pleinement pour sa création originale autant par ses compatriotes que par les maîtres japonais, consacrée comme artiste biculturelle, sa notoriété au lendemain de la guerre a souffert du discrédit frappant le Japon. Quelques décennies plus tard, son œuvre est à nouveau placée parmi les plus réussies du mouvement extrême-orientaliste.
Bibliographie :
- Between two worlds, The Life and Art of Lilian May Miller, by Kendall H.Brown, Pacific Asia Museum, 1998
- Grass blades from a cinnamon garden, by Lilian May Miller, Japan advertiser press, Tokyo, 1927
La collection
Une des toutes dernières oeuvres de Lilian May Miller…