ALEXANDRE IACOVLEFF (1887-1938)
Né en 1887 à Saint Pétersbourg, Alexandre Iacovleff est issu d’une famille bourgeoise et cultivée : son père, ingénieur, est l’inventeur du moteur à combustion interne russe et le fondateur de la première usine russe de moteur à gaz et à pétrole, mais il décède alors qu’Alexandre n’a que onze ans ; sa mère est la première femme docteur en mathématiques de Russie. Après des études classiques, il entre en 1905 à l’Académie des Beaux-Arts en même temps que celui qui sera son ami fidèle tout au long de sa vie, Vassili Choukhaieff. Il se forme auprès du Maître Dmitri Kardovski qui lui enseigne l’art du décor de théâtre, les techniques de la peinture à la détrempe et le dessin à la sanguine et au fusain qui seront les marques principales de son œuvre. Il participe au mouvement d’avant-garde des artistes russes d’alors, Mir Iskusstva (Le Monde de l’Art) qu’animent Serge Diaghilev et Alexandre Benois. A partir de 1908, il devient un dessinateur attitré des revues Strekoza et Novi Satyricon. Il épouse en 1910 l’actrice et chanteuse Bella Chencheva, dont il aura un fils, mort en bas âge.
En 1913, Iacovleff obtient une bourse de son Académie pour effectuer un voyage d’études en Espagne et en Italie où il découvre les peintres de la Renaissance, étudiant plus spécialement les œuvres du Greco, de Mantegna et de Piero de la Francesca. De retour à Saint-Pétersbourg, il y expose ses premières œuvres dont un curieux portrait en Don Quichotte du célèbre chanteur Fiodor Chaliapine.
Son premier grand et long périple est le fruit du mérite – il est à nouveau boursier de son Académie de Saint Pétersbourg – mais aussi de la chance car il quitte la Russie à l’automne 1917, quelques jours avant le déclenchement de la révolution d’octobre, ce qui l’empêchera de regagner son pays auquel il restera cependant profondément ancré. Il a déjà passé la trentaine d’années mais débarque en Chine avec une curiosité juvénile. Il regarde au jour le jour la vie des gens qui l’entourent, leur donnant une vie et une dignité dans des portraits qui porteront toujours sa marque inégalée. A la mi-1918, il parcourt la Mongolie à cheval pendant deux mois avec pour guide et interprète un ancien cosaque attaché à la délégation russe. De retour à Pékin, il fréquente assidûment les théâtres, étudiant et reproduisant les personnages fabuleux de l’Opéra de Pékin, spectacle qui combine à la fois musique, danse acrobatique, théâtre et costumes flamboyants et qui retrace l’histoire et le folklore de la Chine pour la grande joie d’un public ravi et connaisseur. En 1919, il passe six mois au Japon, où là aussi il se passionne pour le théâtre Kabuki, spectacle épique qu’il traduira dans des dessins d’acteurs savamment maquillés et pratiquant un jeu spectaculaire et codifié. Avant de repartir en Europe, il fait un long séjour dans l’île d’Oshima, au large de Tokyo, et il y peint l’une de ses plus belles toiles, Les pécheurs d’algues. Près de 40 ans plus tard, Paul Jacoulet créera dans les mêmes lieux son admirable estampe, Les graines de camélias. Iacovleff et Jacoulet apparaissent aujourd’hui, à l’évidence, comme les meilleurs peintres-ethnographes du XXe siècle.
Un grand nombre des œuvres tirées de ces voyages sont accessibles grâce à la publication de trois ouvrages exceptionnels : Dessins et peintures d’Extrême-Orient publié à Paris en 1920 chez Lucien Vogel ; Le théâtre chinois publié en 1922 chez Maurice de Brunhoff ; et Le théâtre japonais (Kabuki), en collaboration avec le grand orientaliste Serge Elisseeff, et qui ne sera publié qu’en 1933 chez Jules Meynial.
Quittant l’Asie en 1920, il décide de s’installer à Paris comme beaucoup d’autres artistes russes fuyant les désordres en Russie. Il parvient à y faire venir plusieurs membres de sa famille dont sa mère, qui y finit sa vie en 1939, un an après la mort d’Alexandre, et sa sœur Sacha (Alexandra) qui s’efforce de surmonter ses épreuves (son mari, officier de l’armée impériale, a été tué par des matelots révolutionnaires et sa petite fille Sofia est morte dans leur fuite avant d’arriver à Paris) et de commencer une nouvelle vie : ancienne chanteuse de l’Opéra de Saint Pétersbourg, elle rejoindra la troupe de l’Opéra russe de Paris créé et dirigé par Aleksei Tsereteli et interprètera plusieurs rôles majeurs avec le grand Chaliapine comme partenaire. Elle vivra à Paris jusqu’en 1979.
Iacovleff se fait connaître rapidement des milieux artistiques parisiens après une première exposition de ses dessins et toiles ramenées d’Extrême-Orient à la galerie Barbazanges de Paul Poiret puis aux Grafton Galleries de Londres. En 1921, il participe avec son ami Choukhaieff au salon d’automne de Paris et expose à la galerie La Boétie. La même année, il expose aux Etats-Unis, à Détroit et à Chicago. Il réalise également les fresques murales décorant le célèbre restaurant montmartrois La Biche.
André Citroën et Georges-Marie Haardt (chef de l’expédition) le choisissent pour être le peintre officiel de la Croisière Noire qui, d’octobre 1924 à juin 1925, traverse le continent africain de l’Algérie à Madagascar et entraîne un phénomène médiatique sans précédent. Iacovleff réalise pendant et au terme du voyage 300 dessins, 15 albums de croquis au pastel et à l’aquarelle et une centaine de toiles dont une partie est exposée au salon d’automne de 1925, puis reproduite dans une publication prestigieuse : Dessins et peintures d’Afrique, croquis et notes de voyage (Jules Meynal, Paris, 1927).
Décoré de la légion d’honneur, Alexandre Iacovleff installe son atelier au 10 rue Jean-Baptiste Say dans le Xe arrondissement et multiplie dès lors les expositions : à la galerie Charpentier à Paris, au Cercle artistique et littéraire puis au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, à New York et enfin, glorieux retour aux sources, à l’Académie des Beaux-Arts de Leningrad. Il occupe désormais une place de choix dans le cercle d’artistes russes illustres, installés à Paris après la révolution, qui contribuent grandement aux années fastes d’une culture française mondialisée : les musiciens Prokofiev et Stravinsky, les peintres Boris Grigoriev, Savely Sorine, Pavel Tchelitchev, le créateur des ballets russes Serge Diaghilev, la chorégraphe et danseuse Ida Rubinstein, le sculpteur Seraphin Soudbinine, l’historien d’art Bernard Berenson, l’orientaliste Victor Goloubev et d’autres encore sont ses amis.
Mais la passion des voyages ne le quitte pas : en 1928, il parcourt l’Abyssinie en compagnie de l’entrepreneur-philanthrope Henri de Rothschild et en rapporte de nouveaux portraits-témoignages des hommes et femmes rencontrés ; puis il séjourne en Tunisie et enfin en Italie, où il étudie les fresques de Pompéi et s’en inspire pour réaliser plusieurs œuvres peintes d’inspiration mythologique. En 1931, il est à nouveau choisi par André Citroën pour participer à une deuxième folle équipée automobile, la Croisière Jaune, qui va rallier Beyrouth à Pékin en passant par les montagnes afghanes, les cols himalayens et le désert de Gobi. A nouveau dirigée par Georges-Marie Haardt, secondé par Louis Audouin-Dubreuil et Victor Point, l’expédition comprend plusieurs savants, artistes, médecin, ingénieurs, mécaniciens, dont l’archéologue Joseph Hackin, le Père jésuite géologue Pierre Teilhard de Chardin et l’écrivain Georges Le Fèvre. Parti en avril 1931, le groupe atteint Pékin le 12 février 1932 après d’incroyables aventures. Georges-Marie Haardt meurt d’épuisement un mois plus tard à Hong-Kong suite à une pneumonie. Sur le trajet du retour, Iacovleff fait une halte en Indochine, ramenant une moisson supplémentaire de dessins et toiles. Le retour en France de l’expédition donnera lieu à plusieurs cérémonies et manifestations, autour notamment d’un film retraçant l’exploit, d’une exposition des œuvres d’Alexandre Iacovleff à la galerie Charpentier et de l’édition en 1934 de ses meilleurs dessins dans une nouvelle magnifique publication chez Jules Meynial : Dessins et peintures d'Asie. Exécutés au cours de l'Expédition Citroën Centre-Asie. Troisième mission G.-M. Haardt - L. Audouin-Dubreuil.
Il réalise le décor de Semiramis, ballet monté le 11 mai 1934 à l’Opéra de Paris par Ida Rubinstein sur un livret de Paul Valéry, avec une chorégraphie de Michel Fokine et une musique d’Arthur Honegger. La même année, il se voit offrir le poste de Directeur de l’Ecole de dessins et peintures du Musée des Beaux-Arts de Boston et entreprend ainsi un séjour américain à l’instar de plusieurs autres grands artistes venus de Russie. Les expositions de ses œuvres se multiplient à Washington, New York, Boston, Pittsburgh, Dayton, Minneapolis et son tableau Bain de nymphes est choisi pour orner le grand salon du Paquebot Normandie lors de son lancement en 1935.
Rentré en 1937 à Paris, il installe son atelier à Montparnasse, rue Campagne Première, haut lieu de rencontres de célèbres artistes et intellectuels de l’époque. Il est malheureusement atteint d’un cancer de l’estomac et décède le 12 mai 1938.
Tout au long de sa vie, Alexandre Iacovleff est passé du dessin, au pastel et à la peinture, assouvissant sa soif de création née aux dernières années de la brillante civilisation russe de Saint-Pétersbourg. Parfaitement conscient des bouleversements que connaît la peinture de son temps, malaxée par l’impressionnisme, le cubisme, le fauvisme et la déstructuration qui suivra, il maintient un cap réaliste mais le transcende en inscrivant sa création, à la fois dans l’espace d’un monde élargi, qui va de sa Russie natale aux quatre coins du monde, et dans le temps approfondi par la notion d’éternité qui transpire de ses modèles croisés le long des routes. Il est, parmi les peintres-voyageurs, le Maître incontesté des portraits de la multitude d’hommes et de femmes qu’il a rencontrés, dans les déserts du Sahara ou de Gobi, sur la route de la soie ou des pistes africaines, dans les églises éthiopiennes ou les temples tibétains ou encore sur les scènes de théâtre chinois ou japonais. Il n’est pas le peintre colonial que certains esprits étroits ont cru voir mais, bien au contraire, le découvreur de la diversité humaine, de l’Autre, comme en parlait Victor Segalen, avec un regard marqué par la justesse, le discernement, l’empathie, le respect, celui d’un humaniste à la recherche de valeurs universelles. Joseph Kessel qui fut un de ses amis les plus proches l’avait rencontré pour la première fois dans un train en Chine du Nord en 1918. Il évoquait sa netteté physique et morale, son exceptionnelle loyauté, une exquise gentillesse et une bonne humeur au-dessus de toute épreuve. « Outre l’affection, un trait commun nous rapprochait étroitement : la curiosité, la passion des paysages et des êtres, le besoin de l’évasion dans la vie et dans l’art ». On aurait aimé le connaître.
Bibliographie :
- Les dessins et peintures d’Extrême-Orient, d’Alexandre Iacovleff, chez Lucien Vogel, Paris 1922
- Le théâtre chinois, peintures, sanguines et croquis d’Alexandre Iacovleff, texte de Tchou-Ka Kien, chez Maurice de Brunhoff, Paris 1922
- Dessins et peintures d’Afrique, d’Alexandre Iacovleff, chez Jules Meynial, Paris 1927
- Batouala, de René Mara, illustré par Alexandre Iacovleff, chez Mornay, Paris 1928
- Le théâtre japonais (Kabuki), d’Alexandre Iacovleff et Serge Elisseeff, chez Jules Meynial, Paris 1933
- Dessins et peintures d’Asie, d’Alexandre Iacovleff, chez Jules Meynial, Paris 1934
- Feli et M’Bala, de Pierre Mille, illustrations de A.Iacovleff, chez Calman-Levy, Paris 1938
- Iacovleff and other artists, by Martin Birnbaum, Paul A.Struck, New-York 1946
- Alexandre Iacovleff, l’artiste-voyageur, de Caroline Haardt de la Baume, chez Flammarion, Paris 2000
- Alexandre Iacovleff, itinérances, collectif, chez Somogy, Paris 2004
La collection
Sauf exception, les œuvres ci-dessus présentées sont des planches extraites des quatre livres consacrés par Alexandre Iacovleff à l’Asie, à la Chine et au Japon.