Elyse Lord est sans doute la personnalité la moins connue du mouvement extrême-orientaliste et pourtant son œuvre est l’une des plus riches. Il est vrai que sa vie ne comporte aucune aspérité et qu’elle n’a apparemment jamais quitté la tranquille Angleterre. L’intérêt qu’on lui porte n’est dû qu’à la qualité exceptionnelle de sa création qui fait d’elle un des hérauts du mouvement.
Née en 1885 sous le nom d’Elise Müller dans une famille d’origine allemande, elle épouse en 1908 le Révérend Thomas Ashe Lord dont elle prend le nom en anglicisant au passage son prénom. Sa formation artistique se déroule à la Heatherley’s School of Art de Chelsea à Londres et son orientation vers l’Extrême-Orient est le fruit de l’intérêt qu’elle a porté à l’importante exposition des peintures chinoises organisée par le British Museum en 1913 et de l’étude approfondie des poésies chinoises traduites par Arthur Waley et édité en 1919 (une édition de 1941 de Translations from the Chinese sera illustrée par Cyrus Leroy Baldridge).
Il semble qu’Elyse Lord se soit d’abord consacrée à l’aquarelle et à la peinture avec de premières expositions à Londres en 1919 et en 1921 à la Brook Street Gallery. Ses premières gravures colorées sont présentées à la Fine Arts Society de Bond Street en 1923 et son orientation devient dès lors franchement « orientale », alternant des scènes d’inspiration arabe, persane et surtout asiatique (Chine, Japon, Siam, Java, Inde). Dès 1927, elle connaît une consécration quand le célèbre critique Malcom C. Salaman inaugure avec elle le premier volume de la série « Masters of the Colour print » éditée par le prestigieux magazine « The Studio ». Son succès va croissant comme l’atteste son entrée dans plusieurs Académies Royales tant en Angleterre qu’en Écosse où elle expose durablement ses œuvres jusqu’à la seconde guerre mondiale, ainsi qu’à Chicago et en France où elle obtiendra la médaille d’argent du Salon de Paris. Elle bénéficie de l’aide des meilleurs éditeurs et galeristes anglais comme Alex Reid, Ernest Lefèvre, Walter Bull et H.C.Dickins, s’imposant comme le chef de file du mouvement Art-Déco Asiatique qui naît alors dans le monde anglo-saxon avec Geoffrey Snyed Garnier, Robert Herdman-Smith et l’américain Dorsey Potter Tyson.
La technique d’Elyse Lord est bien particulière et n’a pas d’équivalent (à part Dorsey Tyson qui s’inspira beaucoup d’elle). Ses premières estampes étaient soit des pointes sèches coloriées à la main, soit des aquatintes. Puis, il semble qu’elle ait commencé à combiner la technique de la pointe sèche avec l'impression couleur de la gravure sur bois comme le faisaient les Japonais : les couleurs étaient ajoutées en surimprimant le dessin à la pointe sèche avec les blocs de bois encrés de couleur. Le travail était d’autant plus difficile qu’Elyse Lord utilisait un papier extrêmement fin et fragile qui fait que ses œuvres vieillissent difficilement. Elle supervisait toujours personnellement ce travail d’impression fait par les meilleurs artisans d’Alex Reid, Lefèvre ou Ackerman.
Sa peinture démontre une profonde connaissance des civilisations orientales et plus particulièrement de la culture chinoise à laquelle elle a mêlé une sensibilité bien féminine et un sens aigu des couleurs. Si la majorité des membres du mouvement extrême-orientaliste se place sous l’aile de l’estampe japonaise, Elyse Lord, plus encore que Bertha Lum, a choisi comme référence principale la peinture chinoise classique. Ceci apparaît clairement dans les œuvres qui mettent en scène des mandarins chevauchant les petits chevaux vifs du Ferghana, des courtisanes alanguies s’adonnant dans des Palais vides à la musique ou à la tapisserie, des jeunes filles trompant leur ennui dans des jardins fleuris, des déesses s’élevant vers les cieux, des oiseaux malicieux et bariolés, tout un monde de poésie colorée.
On y trouve en réalité un magnifique chemin partant des rives de la Méditerranée pour s’enfoncer vers l’Orient par les déserts arabes, les légendes de Bagdad, les fééries persanes d’Ispahan, les mystères de l’Inde, la fraîcheur des oasis d’Asie centrale et jusqu’aux capitales de l’Empire du Milieu et du lointain Japon. Elyse lord nous mène ainsi, grâce à ses peintures, sur une mythique route de la soie qu’ont empruntée avant elle les premiers missionnaires du Moyen Age, les Pères Jésuites du XVIIIe siècle, les explorateurs découvrant Samarcande, Boukhara et Dunhuang et, à sa propre époque, la Croisière Jaune mis en lumière par Alexandre Iacovleff. Avec pour différence qu’Elyse lord s’est toujours échappée du réel pour ne voyager qu’en peinture, ne quittant jamais son atelier d’artiste des différentes bourgades du Kent ou du Comté d’Oxford où elle résidait en fonction des affectations de son mari.
De nombreuses gravures sont inspirées directement par des chef-d ’œuvres de la peinture chinoise classique, de la dynastie des Tang jusqu’à celle des Ming, Elyse Lord reprenant la démarche traditionnelle des peintres chinois qui copiait respectueusement les grands Maîtres du passé en mesurant toujours avec déférence leur apport personnel. Il est curieux ainsi de constater que la scène de La Dame Wenji et sa famille, peinte sous les Song du Sud au XIIe siècle ait été reprise par Elyse Lord avec la même exactitude que mettait l’empereur Huizong à reprendre au XIIe le rouleau des Femmes de la Cour en train de préparer la soie qu’avait créé le peintre Zhang Xuan au VIIIe siècle sous la dynastie des Tang. Elyse Lord poursuit ici encore la tradition en empruntant elle-même plusieurs scènes de ce rouleau.
L’influence de la culture japonaise est aussi bien présente : Elyse Lord a étudié avec attention le plus célèbre livre de la littérature japonaise, Le Dit de Genji, écrit par Murasaki Shikibu, Dame de Cour du XIe siècle. L’esprit de ce livre court tout le long de son œuvre : la féminité assumée, la poésie, l’amour de la musique, le choix des vêtements, les palais, les saisons, les jardins, les oiseaux et les fleurs. Lors de son exposition à Londres en 1936 chez Arthur Ackerman, Elyse Lord prend le soin de préciser auprès du titre de neuf gravures qu’elles ont été directement inspirées par Le Dit de Genji (on retrouve l’une d’elle dans la collection sous le titre « The New Baby »).
On trouvera ci-dessous la reproduction de quelques-unes de ces célèbres peintures classiques chinoises et japonaises qui ont tant influencé les créations d’Elyse Lord. L’œuvre de celle-ci est considérable, avec environ quatre cents gravures qui n’ont jamais été systématiquement recensées. La tâche est d’autant plus ardue que les œuvres sont rarement datées ou titrées. Les titres donnés ci-dessous dans "la collection" sont : soit le titre anglais officiellement connu ; soit le titre anglais présumé accompagné d'un (?) ; soit un titre donné en français par simple souci de reconnaissance qu'accompagne un (?).
Tombée un peu dans l’oubli dans la seconde moitié du XXe siècle, la discrète Elyse Lord suscite aujourd’hui un intérêt renouvelé.
Bibliographie :
Masters of the Colour Print, Elyse Lord, by Malcom C. Salaman, The Studio, 1927, London
The New Colour Prints of Elyse Ashe Lord, by G.S. Whittet, in “The Studio”, Janvier 1951, London